Texte Alain Monvoisin

Il étend la surface de son corps pour se

retrouver. Il renie la présence de lui-même pour se retrouver. Il vêt d’une chemise quelques

vides pour, avant l’autre Vide, un petit semblant de plein.

 

Henri Michaux, La Vie dans les plis.

  « Wozu Dichter in dürftiger Zeit ? », interrogeait Hölderlin. A quoi bon des poètes en temps de manque ? C’est la première question que l’on pourrait se poser au vu des œuvres de Juliette Jouannais. En ces « sombres temps », disait Brecht, qui voient les artistes tenter de soulever le monde, à tout le moins le regard qu’on lui porte, qu’ils soient dans une esthétisation du politique ou une politisation de l’esthétique, à coups de piano blanc installé au milieu d’un camp de migrants (Aï Wei Wei) ou de portraits d’habitants sur les toits de favellas (JR). Avec plus ou moins de bonheur, entre mélancolie, légitimité, activisme, simple constat, allégorie, révolte ou opportunisme. Certes l’antagonisme entre l’autonomie de l’art et son engagement dans la sphère publique ne date pas d’hier, la chose n’est pas nouvelle, Delacroix, David, Picasso, Grosz, les exemples sont légions. Et lorsque la nature s’offre comme sujet, ou comme inspiratrice, ainsi chez Juliette Jouannais, c’est en un plaidoyer pour la cause environnementale, les arbres calcinés de Franz Krasjberg, les forêts pétrifiées d’Eva Jospin ou les ruines de Cyprien Gaillard. A côté, les œuvres peintes de Juliette Jouannais apparaissent comme des visions idéalisées d’une nature qui n’aurait d’autre réalité que celle de la mémoire, des fragments du paradis perdu. A chacun ses armes, ici sans doute l’adoption d’un angle de vue qui fait front à la bile noire et à la délectation morose. Pour autant, ancienne élève de César, ce n’est pas dans la tradition académique qu’elle puise sa stratégie artistique, c’est sans oublier les leçons de la modernité qu’elle élabore ses œuvres, qu’elles soient peintures planes, bas-reliefs, miniatures ou grands formats, sculptures au sol ou suspendues, ou encore céramiques, les unes s’accordant aux autres, ou s’en déduisant, par une logique rigoureuse ou de subtils glissements. Soutirer une portion de l’espace, lui en indexer une surface avec ses mesures approximatives, préciser la destination de l’œuvre à venir, plan, volume, ce n’est que sur cette matérialité que repose l’ouverture. Pour ce qui commande la suite, c’est l’improvisation, c’est la perception encore lointaine d’une forme matricielle et l’ignorance de ses conséquences, l’effleurement d’une image vague, d’un sentiment, cueillis lors de la traversée d’un champ ou de la contemplation d’une rive, la prévalence d’une projection qui n’est étayée que par la réminiscence de l’expérience et un présent sujet à la labilité des émotions. Tel est le fragile protocole auquel se soumet J. Jouannais. Pas d’esquisse donc, pas d’étude préliminaire directement associée à l’œuvre à venir, si l’on excepte l’exercice quotidien du carnet qui peut être le réceptacle de fugitivités ou de fulgurances expérimentales mais qui constitue un corpus à part entière.

Le matériau ? Le papier dans la plupart des cas, de soie à l’occasion, le PVC pour de grandes pièces, la tôle parfois mais il s’agit alors d’une « copie » ou d’un tirage d’une œuvre en papier, exécutée par un artisan, découpe au laser oblige. C’est alors que s’effectue l’immersion dans la peinture. La gouache le plus souvent, pour sa chaleureuse fluidité, ses transparences et ses étoilements d’aquarelle, plus rarement l’acrylique. L’exécution se fait indifféremment sur table, au mur ou au sol, selon le format et les effets désirés, le corps commande, ou suit. Balancements de larges traits structurants, s’achevant parfois sur un sfumato, ondulations traversantes, ponctuations de taches plus ou moins amples, plus ou moins nébuleuses, déploiement de motifs, zig-zags, pizzicati, chaînages, grilles, effets de déchiqueteuse, guillochis, dentelures, alternance du net et du flou, surgissement ici ou là d’un élément reconnaissable, figure ou objet, ou d’une esquisse de géométrie, enveloppements, coulures, on n’en finirait pas d’énumérer les tenants de la prolifération syntaxique à l’œuvre. L’artiste ne se refuse rien, toute à la dévotion de l’acte pictural, toute à la jouissance de l’exubérance de la ligne et de la couleur, quitte à tutoyer le kitsch, à laisser naître une japonaiserie, à dérouler une guirlande de fête nationale. Cela peut s’appeler dé-hiérarchisation des valeurs, le bon et le mauvais goût, le low et le high. Des clins d’œil inconscients se font à Matisse, à Bram van Velde, on pense aux foisonnements de Kandinsky (Composition VII, 1913, par exemple), on perçoit une parenté avec certains dessins d’Eva Hesse dans lesquels la génération organique ne faisait l’économie d’aucun glissement formel. Le tout ponctué de vides plus ou moins importants qui, au détour d’une série, à force d’amenuisements, d’évidements et de déchiquètements, donnent à l’œuvre, lambeaux, coulures, dentelles, gouttes, chutes, une telle impression de fragilité qu’accentués par la verticalité, elle frôle la déliquescence. Au détour d’une autre série pourtant, une rigoureuse monochromie, outremer, jaune citron, noire, trouée encore en une infinie variété, s’installe en lieu et place de ce déferlement.
Mais on serait tenté de remplacer ces termes abstraits par un vocabulaire plus imagé, celui de l’organique en ses séries du début, du végétal dans les plus récentes. Façon d’illustrer ce qu’écrit Aloïs Riegl (1858-1905) en ouverture de sa Grammaire historique des arts plastiques : « La main de l’homme façonne ses œuvres en utilisant la matière inerte conformément aux mêmes lois formelles que celles selon lesquelles la nature forge les siennes ». Parlons alors d’efflorescences, d’éclosions, de gonflements de bulbes, de nervurages, de bourgeonnements, de turgescences, de marcottages, de festonnages, de rhizomes, de vrilles, de lianes, de tiges, de pétales, de corolles, d’entes. C’est dans ce champ de formes, de phénomènes et de figurabilités que J. Jouannais explore cette « floraison » que, dans une lettre à son fils Pierre du 3 avril 1942, Henri Matisse écrivait qu’elle n’était « venue qu’après cinquante années d’effort ». C’est assez dire qu’elle ne doit que peu de choses à la mimésis. Cette prolifération pourrait conduire à un étouffement logorrhéique des formes, tant s’affirme, conséquence d’un libre apprentissage de la peinture et de ses académismes, le refus de tout repentir, de toute limite du geste et d’une préséance harmonique globale de la couleur. Cet effet que Mallarmé appelait « ce tassement en épaisseur, offrant le minuscule tombeau, certes, de l’âme » et qu’un Frank Stella avait conduit d’un baroque post-minimaliste à l’enflure. Juliette Jouannais, hors les vides blancs ménagés dans les peintures planes, échappe à cette entropie en pratiquant dans cet entrelacs des coupes claires afin de laisser place à la lumière, coupes qui, de plus, donnent naissance à des effusions rythmiques comparables à des partitions musicales. Intervient pour ce faire le scalpel qui va couper dans ou à côté de la couleur. Dans, c’est-à- dire dans le vif de la peinture, à côté, c’est-à-dire en suivant les limites du pinceau. Débroussailler, arracher les mauvaises herbes, si l’on veut continuer dans la métaphore. On se souvient alors de tous les papiers découpés de la modernité, et en particulier de ceux de Matisse. Un scalpel, un instrument plus proche du travail de la sculpture (qui fut son premier apprentissage, rappelons-le) que ne le sont les ciseaux, outil du travail graphique. Car si Matisse se servait du coup de ciseaux « sensible » pour littéralement couper dans la couleur afin de résoudre l’éternel conflit du dessin et de la peinture, ce qui apparaît de façon très nette dans son Nu bleu IV de 1952, J. Jouannais, par une taille plus brute qui parfois fait se relever les bords de l’incision et déjà fait trembler la surface, convoque son passé de sculptrice (ailleurs renoué plus matériellement par le truchement de ses céramiques) et applique à ses surfaces peintes son appréhension du vide. Un vide qui parfois laisse présager la dégradation pure et simple. C’est ainsi, par ces incisions qui ne laissent qu’une part anecdotique au dessin, qu’elle les relève, ces surfaces, et les fait passer du statut de peintures planes à celui de bas- reliefs.
C’est donc tout naturellement qu’ils échappent à la pariétalité, qu’ils se retrouvent détachés du mur, flottant, supportés par de fragiles épingles, projetant par là même l’ombre de leur masse autour de leurs oculi. « Mehr Licht ! », susurra, dit-on, Goethe à l’orée des ombres de la mort. Plus de lumière ! Comment ne pas penser à ces retables dont le revers des volets s’ornait de peintures en grisaille, volets qui, pendant les fêtes liturgiques, demeuraient clos en signe de pénitence et ne s’ouvraient qu’à l’occasion des grandes fêtes religieuses, laissant place à l’éclat de l’or et de la polychromie afin de célébrer la joie chrétienne ? Et comment, encore, ne pas évoquer le Concetto spaziale T.104, de 1960 d’un Lucio Fontana souhaitant faire advenir par ses fentes, l’infini dans la toile ? S’il n’est sans doute pas question de laisser se glisser le religieux ou le cosmique dans les œuvres de J. Jouannais, il y est de l’attente -c’est ainsi qu’est renseignée la toile fendue de deux coups de rasoir, ou de cutter, de Fontana (Attese, la sous-titre-t-il). Attendre, c’est ce que fait le spectateur devant ces trouées, attendre que quelque chose advienne qui dissolve l’obscurité. « On n’y voit rien ! », plaisantait Daniel Arasse. « Mehr Licht ! », insistait Goethe, ou « Mehr nicht ! », plus rien, craignait-il, -Eckermann l’entendait mal. Et pas question d’aller y voir, comme Saburô Murakami le fit en crevant de son corps les écrans de papier du Passing throught de 1956… Ainsi c’est en peignant de couleurs vives le verso de ses bas-reliefs que l’artiste, dans sa volonté de ne rien concéder à l’ombre, à l’insu –ou plutôt à l’in-vu-, conjure les forces mortifères, les « sombres temps ». C’est là, dans le halo de couleur projeté par le dos invisible de l’œuvre, dans le vide ménagé entre le mur et l’œuvre, que s’immisce le désir d’apparition, dans le refus de l’assoupissement du regard, de la soumission à l’obscurité, de la mort, peut- être, au bout du compte. Cette lumière réfléchie, Dan Flavin l’inaugura en grandes pompes commémoratives, James Turrell en fit une affaire cosmique et Richard Tuttle, en explorateur du presque rien, la caressa, en passant. Et, ainsi que pour l’enfant perdu dans le noir, cette lumière rassure en ce qu’elle remplace une présence. Chez Caravage déjà, là où la tradition picturale pré-moderne qui va de Raphaël et Michel-Ange à Taddeo Zuccari et Ercole Procaccini, la figure du Christ auréolée de lumière apparaît presque toujours dans le ciel, c’est sur un cul de cheval que la lumière divine vient se poser, jeter Saul à terre et l’amener à se convertir (La Conversion de saint-Paul, 1602).
Les petits formats, de l’ordre de quelques centimètres, pareillement endossés de couleur, écussonnent les murs en constellations, comme autant d’épiphanies, comme autant de témoins d’un instant pictural, souvent combinés à de petites céramiques et entretenant avec elles un malicieux jeu de répons. Un geste de sculpteur, celui d’aller voir le devers. Et lorsque s’inscrit dans le protocole de départ le désir du volume, à peu près rien n’y change : à savoir que le papier est peint de lignes semblables, peut-être plus contenues, plus amples, c’est la taille qui commande, mais la peinture envahit les deux faces, à moins que le blanc ne joue son rôle de blanc. De même, s’opère la découpe, dans les mêmes jeux et les mêmes contraintes. Il faut alors que le verso entretienne des relations avec le recto, et réciproquement car il n’y aurait plus ni l’un ni l’autre, on ne distinguerait plus la voix de l’écho, sauf à constater que parfois le recto s’offre avec plus de spontanéité, d’énergie, que le verso. Inauguration de nouvelles relations de forme et de couleur, y compris dans leurs dissonances. L’aigu rencontre la rondeur, l’entrelacs le quadrillage, le motif l’informe, la ligne la fioriture. Le flou nimbe le net, le positif de la forme ne reconnaît plus son négatif, le trait se vrille et sa couleur se métamorphose en celle de son envers. Se met en place ce qu’on peut appeler une poétique de l’écart. Mais pour appréhender les deux faces il faudrait être ici et là, ubique. Ce n’est pas le paradoxe de Schrödinger, le chat à la fois mort et vivant, mais la simultanéité est à l’œuvre, voir l’envers et l’endroit en même temps. Et ce par quoi elle s’opèrerait, c’est dans une éventuelle torsion, du corps ou de la matière. On reconnaît là la figure élémentaire du Baroque, et son corollaire le pli, qui agit à la fois comme une courbure et une démultiplication spatiale. La Transverbération de sainte-Thérèse du Bernin (achevée avec la chapelle Cornaro en 1652) en est un parfait exemple, le Cubisme une lointaine conséquence, par froissement. Pourtant ce pli n’est pas celui qui brise le plan, qui le conditionne selon des arêtes vives. Il tient plus de l’obéissance à la souplesse du matériau qu’est le papier, comme la mit en évidence Marcel Duchamp en lâchant trois fois sa ficelle d’un mètre (Trois stoppages-étalon, 1913-1914) et dont s’inspirèrent, pêle-mêle, dans les années 60’ et 70’, les Robert Morris, Robert Rauschenberg, Claes Oldenburg, Bruce Nauman, Joseph Beuys ou d’autres. Il ne s’agit pas plus du laisser pendre tel la peau de Barthélémy dans la fresque de Michel-Ange à la Sixtine.
Juliette Jouannais se saisit des formes découpées et les rabat les unes sur les autres, le recto sur le verso, l’un devenant l’autre, une surface venant en continuer une autre et devenant la même, comme dans le ruban de Moebius, créant dans la couleur d’autres résonances et dans les plans des continuités et des ruptures. Les formes se glissent dans les trous, viennent se coller à d’autres, les sutures aux points de collage ne se cachent pas, d’autres s’unissent par encochage, procédé utilisé pour les premières fois en sculpture par Picasso pour sa Guitare en carton de 1912 et par Rodchenko pour sa Construction spatiale sans objet de 1918, inspiré par les découpages pour enfants. On revient aux premiers temps de la sculpture par assemblage. Les plans s’étagent, se scindent, se courbent, se croisent, s’interpénètrent selon des vitesses et des vecteurs différents, se constituent en formes tourbillonnaires. Alors, écrit Deleuze dans Le pli –Leibniz et le baroque : « Le pli se différencie en plis, qui s’insinuent à l’intérieur et qui débordent à l’extérieur ». Le pli agit là comme un agent de courbure de l’espace, de retournement de l’œuvre sur elle- même, un enveloppement, en même temps que les parties non soumises à celui-ci se déploient en échappées centrifuges. « C’est le contraste entre le langage exacerbé de la façade et la paix sereine de l’intérieur qui constitue un des effets les plus puissants que l’art baroque exerce sur nous », écrit Wölfflin. La sculpture est posée au sol, ne tient debout que grâce à son assise de papier, s’affaissant parfois sur ses ailerons sous le jeu de ce qu’on a peine à appeler ses compressions, tant la masse paraît légère. On cherche en vain un socle qui, plutôt que de la rehausser, l’alourdirait. C’est l’espace ménagé à son entour qui l’allège et la porterait presque à la dématérialisation. Les ombres jouent, là aussi, en coulées lentes sur le sol. Et si la pièce se révèle trop imposante, elle s’exécute en PVC, moins de fluidité, la matière plus cassante. Si le poids en est trop important, la sculpture est maintenue par des fils de nylon, tantôt pour ne faire que la soutenir, tantôt pour l’élever à quelques centimètres au-dessus du sol, lui conférant un flottement en la soumettant aux fluctuations de l’air, aux mouvements du spectateur. La sculpture s’envole aussi, maintenue en l’air par un jeu de fils et de suspentes, parfois des rubans colorés, comme on a pu le voir dans la nef de la collégiale Sainte-Croix de Loudun en 2015. Une occasion encore pour, grâce à un réglage des tensions, moduler l’orientation des plans.
Et il arrive qu’un seul fil les relie au plafond. C’est alors que devenues mobiles, genre qu’inventa Calder dans les années 30’ et terme que leur assigna Duchamp, les sculptures de J. Jouannais s’offrent au plein espace car, dit encore Deleuze, « le pli est inséparable du vent ». Alors que le spectateur se tenait immobile devant la frontalité des bas-reliefs, alors qu’il lui revenait de tourner autour des œuvres au sol, voilà qu’il lui est donné d’appréhender les multiples états du mobile d’un seul regard, de les combiner ad libitum pour peu qu’il se déplace autour d’elle en mouvement et d’en envisager ainsi tous les possibles, « l’opération infinie ». Et leur adéquation avec l’architecture. Quant aux céramiques de l’artiste, un regard non rompu aux magies du feldspath et du kaolin, aux subtilités du dégourdi et du raku ne peut que s’étonner de la complexité des formes et, comparées à celles jetées dans les œuvres peintes, de leurs couleurs, malgré certaines irisations, éteintes, en raison, bien qu’existent des objets aux couleurs vives, de la nature des émaux et des engobes et de l’influence que peut avoir sur eux la composition de la terre. Les objets sont constitués de formes, rouleaux, boudins, plaques, feuilles, lanières, boulettes, modelées en anneaux, cônes, disques, pointes, etc… qui sont assemblés selon une organicité rappelant tantôt celle de coquillages, de crustacés ou de concrétions de mollusques, tantôt celle de végétaux, tantôt de pièces à l’allure anatomique, les unes et les autres pouvant se combiner en d’inquiétantes hybricités. Le mou se marie à l’épineux, le larvaire à la turgescence tandis qu’un motif décoratif inattendu vient décaler ces formes de vie. Ce qui frappe, c’est leur forte hapticité : la main est attirée par la présence de la matière, par les anses et les anneaux qui invitent à la préhension, par la trace laissée par le modelage de l’artiste, le velouté d’une paume ou l’empreinte d’une poignée de doigts, et aussitôt repoussée, par la dureté d’une carapace ou l’agressivité d’une rangée de pointes. Plutôt qu’à un hypothétique retour à la nature auquel conclurait un regard superficiel, l’œuvre de Juliette Jouannais ramène à l’origine du geste pictural, à l’expérimentation curieuse du geste de peindre, avide des découvertes des phénomènes colorés, ainsi qu’à celui de la sculpture débarrassée de ses sophistications techniques. Quelque chose qui aurait à voir avec l’enfance de l’art.

Alain Monvoisin,

Paris, 2021

VERS UNE ESTHÉTIQUE DE L’ÉPIPHANIE

D’évidence, les rapprochements entre le décoratif selon Matisse, le baroque trans-historique de Deleuze, et le minimalisme, sont audacieux. C’est justement cette audace qu’il me semble important de souligner, afin de restituer l’ampleur du geste de J. Jouannais, en le replaçant dans le champ des interrogations contemporaines. En effet, sous des dehors de légèreté et de modestie, il importe de prendre acte de cette greffe courageuse et inédite qu’elle opère. En reprenant à son compte la critique minimaliste de l’objet-chef d’oeuvre, qui affirme l’identité de l’art dans ces procédures, J. Jouannais rejoue le retournement de l’oeuvre sur son pur dehors qui se dégage de tout idéalisme. A l’instar des grandes figures de l’art minimal, elle se prémunit de tout effet de fascination, vidant l’oeuvre de sa part de mystère, lui préférant l’ombre d’un éblouissement dans le tout visible. Pourtant, elle reste attentive à ne jamais faire tout à fait sienne l’affirmation de la seule façade, qui a pu parfois enfermer le minimalisme dans une raideur hiératique, parfois presque tyrannique. Au contraire, suturant sur le travail de façade la ligne décorative jouissante, qui ramène l’oeuvre à l’échelle du corps, elle s’inscrit sur le territoire de la désobéissance et de la fluidité du désir . L’enjeu décoratif se révèle alors dans toute sa charge transgressive et subversive, ouverte sur la réinvention illimitée de la danse des corps. Ce qui, par un joli retournement typiquement baroque, est la meilleure façon de rendre l’oeuvre insaisissable, voire, inconsommable.

A l’issue de ce parcours, apparaît doucement le gain véritable de cette traversée des héritages, qui diffuse une tonalité singulière sur toute l’oeuvre de J. Jouannais. De tendeurs en filins, de suspens en dépos instables, de macro en micro, son geste est tout entier tendu vers l’évocation d’un temps suspendu. Il y a quelque chose du fragment, de l’éclat scintillant, qui, à l’instar d’un arrêt sur image, procède d’une « explosante fixe » singulière. Une sorte d’esthétique de l’épiphanie parvient à capturer un effet de révélation, qui danse encore au-dessus de l’ensemble des propositions. Posant un rapport à la fugacité de l’instant, à la suspension de l’éblouissement, J. Jouannais compose une collection de temporalités cristallisées dans la chorégraphie de leur envol. Semblables à des morceaux d’ambre taillés qui auraient stratifié un temps lointain, à jamais insaisissable, l’oeuvre se compose en archipel de mémoire, pour lequel chaque pièce délivre la couleur de sa capture singulière.

Retenu entre libération et contrôle, le geste de J. Jouannais rejoue sous nos yeux la guerre de la compression et de la dilatation des corps, entre les étaux et les épiphanies du temps.

LA CONTRE-FORME MINIMALE

Embrasser le territoire artistique de la jonction des XXème et XXIème siècles comme tente de le faire le travail de J. Jouannais, oblige nécessairement à dialoguer avec le vocabulaire des Avants-Gardes qui en ont bâti l’horizon.
Fonctionnant comme la contre-forme du parfum utopiste qui a enveloppé les deux guerres, la fin du XXème siècle voit émerger des postures politiques, économiques et artistiques qui résistent à la foi messianique dans les progrès de l’humanité, travaillant plutôt à dresser la muraille du désenchantement. Sur un mode souvent mélancolique, émergent des approches épurées de toute psychologie des profondeurs, de toute séduction spirituelle ou mystique. Un temps qui donnera naissance à des pratiques strictement matérialistes et individualisées, valorisant les procédures techniques et les enjeux conceptuels purs. Figures phares, de ces positionnements artistiques, les artistes minimalistes synthétisent ce mouvement d’inscription dans la concrétude des matériaux et des protocoles de production. On comprend facilement qu’une telle mise à distance des effets de charme et d’incertitude ait, dans un premier temps, porté les artistes minimalistes à s’éloigner des découvertes de Matisse relatives aux questions décoratives. Plus que jamais, tendue entre artifice inutile, et puissance hypnotique capable de générer un vide actif aux limites de la transe optique, le décoratif -fut-il celui, trans-baroque, construit par un Matisse-, a été dans un premier temps tenu en respect.

Dans le même esprit de radicalisme, faisant retour sur une posture dadaïste qui attaque l’oeuvre- objet, les minimalistes entendent déconstruire la définition idéaliste et atemporelle de l’art qui, même quand elle s’envisage comme critique de la société consumériste, finit toujours par générer des objets d’art à vendre. Leur critique s’articule à l’idée classique selon laquelle l’oeuvre serait toujours une entité qui conjugue un dehors visible et une intériorité psychologique ou sacrée, mystérieuse et attractive. Tout leur projet consistera à systématique ouvrir l’oeuvre, afin d’en destituer l’illusion d’intériorité, pour ne plus l’envisager qu’à partir de ses procédures extériorisées strictement formelles.

A l’origine du retournement qui va opérer un rapprochement imprévu entre l’austérité minimaliste et le décoratif revisité, nous pouvons instaurer un constat : quand les minimalistes entrent en scène, c’est pour se poser, dans le champs du volume ou de l’architecture, des questions proches de celles mises en place par Matisse. A partir des figures motrices de la Colonne sans fin de Brancusi, ou du Grand Verre de Duchamp, il s’agit d’inventer une sortie de l’impasse héritée de la sculpture classique, qui affirme une hiérarchie entre le socle et la figure, ou le bâti et le vide déambulatoire. La dévalorisation du socle ou du vide spatial rejouant, dans ce cadre, les questions de Matisse autour de la dévalorisation du décors… Les recherches minimalistes vont souvent parier sur une hybridation égalitaire du socle et de la figure, passant soit par l’inscription in situ dans le contexte architectural d’exposition ou dans le paysage, soit par la mise en évidence d’une homogénéité des protocoles de production entre figures et socles, soient encore par une mise en scène des matériaux uniformes ou disjoints de l’un et de l’autre. Mais, dans tous les cas, il sera toujours question de faire exploser la référence obligée à l’objet-chef d’oeuvre, qu’il soit figure, ready made, pop, recyclé ou bricolé. Nous retrouvons ici la part implicite de l’approche volumétrique de J. Jouannais, telle qu’elle apparaît immédiatement, dès la première rencontre, qui pose fermement une lutte tendue contre la constitution du volume en objet. Qu’il s’agisse des masses, des lignes ou des couleurs, qu’il s’agisse des effets de gravité ou de suspension, qu’il s’agisse de l’articulation des vides et des pleins, toute l’énergie profonde des œuvres de J. Jouannais interdit au visiteur-spectateur la reconnaissance de l’objet. Aucun usage, ni aucune figure, ni aucune mémoire n’y sont jamais repérables. Reste à comprendre, précisément, ce que ces volumes parviennent pourtant à capturer, sur le mode d’une cristallisation inédite…

En replaçant ces projets en regard du décryptage enmonadefaçade de l’oeuvre par Deleuze, nous retrouvons le point d’ancrage qui permet à J. Jouannais de construire un grand écart entre Matisse et et le minimalisme. Plus encore, c’est à ses côtés que je lis dans l’insistance sur les protocoles de production d’un Sol Lewitt, par exemple, un travail d’encadrement de la part vacante du site architectural, qui vient maquiller d’une ligne contrôlée la charge d’insaisissable du volume spatial. Les pièces de feutre molles de R. Morris s’apparentent tout autant à une tension vers la façade décorative, dont la seule surface texturée cherche à se soutenir, privée de son armature interne. Les installations précaires des plaques d’acier de R. Serra, soulignant elles-aussi toujours la zone informelle de l’espace, disent pourtant très haut, tant leur mémoire industrielle du matériau, que la mise en crise par la précarité des équilibres de toute dimension d’éternité et d’intemporalité.

En effet, tout se passe comme si, au fil des expérimentations, l’enjeu de l’oeuvre minimale en venait finalement à se constituer en un pur art de façade, qui aurait absorbé la monade au point de la dissoudre dans le matériau et le protocole de production. Pures extériorités, feuilles de feutre, plaques d’acier, carreaux de cuivre, posent l’ambiguité d’une membrane qui ramène le plià un strict dépli, expansion de la texture-façade, manifestation de l’extériorité de la surface. Qu’il s’agisse de D. Judd, de C. André, de R. Serra ou de R. Morris, toutes les propositions semblent chercher à étirer les œuvres vers leurs dehors, comme s’il était question de les retourner comme des gants.
Comme en témoigne la fameuse liste-manifeste de R. Serra, l’inventaire des formes de la sculpture est finalement rabattue sur les seuls modes opératoires : « Rouler, plisser, plier, courber, raccourcir, tordre, tacheter, ébarber, déchirer, fendre, couper, sectionner, lâcher, attraper… ». Autant de verbes qui fondent l’oeuvre en pure procédures, c’est-à-dire pure extériorité, pure implantation concrète… bref, pure façade. Semblable à une danse, le protocole de production se résume en une variation de passes, de figures gestuelles qui rejouent la chorégraphie des origines en une Grapho-Choreinscrite dans la masse matérielle. On peut reconnaitre dans l’oeuvre de J. Jouannais la métamorphose de ces expérimentations, qui avaient donné naissance à une scène sculpturales monumentale, radicale, parfois poussée vers l’extériorité jusqu’à une collision complète avec le paysage. Mais ici, s’appropriant ouvertement le filtre d’un décoratif revisité, les procédures de production mutent, générant un univers à échelle humaine, qui provient d’une projection du corps dans la masse, et de son retour par l’imaginaire du visiteur-spectateur.

LA PERTINENCE DÉCORATIVE

C’est par ce retour du pli baroque qui articule façade et monade, frontalité et imaginaire, que la question du décoratif fait retour dans l’oeuvre de J. Jouannais. Car, l’autre évidence qui s’impose à l’approche de ce travail, est la prise en charge déterminée de l’enjeu décoratif. Lignes courbes, stratégies modulaires, arabesques en suspension, et couleurs fraiches posent un charme qui ne fait pas le détour de sa séduction.

Pourtant, la familiarité du XX ème siècle avec l’esthétique des Avants Gardes Construites a laissé une approche dégradée du principe décoratif, avec laquelle le travail de J. Jouannais n’hésite pas à entrer en confrontation. Le plus souvent apparenté à l’anecdote inutile qui rabat l’oeuvre à un statut de divertissement bourgeois, non universel et futile, le décoratif dépossèderait l’oeuvre de sa dimension conceptuelle, dynamique et subversive. Le décoratif a longtemps été envisagé du côté du féminin et du maquillage de surface, comme porteur d’une séduction mensongère, voire d’illusions toxiques. Il faudra attendre le positionnement ouvertement latéral de Matisse, pour voir émerger un autre regard sur les enjeux du décoratif, ici revisité par les propositions de J. Jouannais.

Quand Matisse entre sur la scène de l’art, c’est pour mettre en crise, aux côtés de Picasso, l’héritage classique du tableau qui pose une hiérarchie entre le fond du décors, et la figure narrative. Le décors est du côté du frontal, de la surface, de l’anecdote ou du contexte… c’est à dire du côté de la façade. Dans le même esprit, la figure est du registre du sujet, du profond, du secret essentiel, autant dire de la monade. Il importe alors de revivifier le tableau classique sclérosé, en envisageant une stratégie qui, à l’instar du pli baroque, recomposerait des liens d’égalité dynamique entre décors-façade et sujet-monade. La question principale qui se pose est celle d’un va-et-vient énergétique entre fond et forme, qui n’en passe pas nécessairement par un abandon radical de la figure et une bascule dans la seule abstraction, vécue par Matisse comme le point limite des Avant-Gardes.

C’est à l’occasion d’un voyage au Maroc que Matisse découvre l’arabesque, fondement esthétique essentiel de l’articulation entre visible et invisible dans l’Art Oriental. Matisse prend immédiatement la mesure de la complicité entre le volume architectural et l’arabesque décorative. Posant sa capacité à fusionner décors et figure, l’arabesque orientale fait littéralement voler en éclats les antagonismes modernes de l’abstrait et du figuratif. La ligne orientale, longtemps tenue à distance, va ainsi faire retour sur la scène de l’Art Occidental par les tramages de nappes, papiers peints, modèles

sculpturaux posant à l’atelier, ou paysages remontant frontalement dans les cadres de fenêtres de Matisse. Allant et venant sans interruption du fond du décors aux sujets de premier plan, elle diffuse une complicité entre les strates du tableau, instituant celui-ci dans une frontalité massivement décorative. Se faisant, la ligne orientale fait remonter le tableau sur le mur, avec lequel il compose une dialectique spatiale. Mur et tableau ainsi noués l’un à l’autre, projettent dans l’espace vide architectural qu’ils encadrent une vitalité inédite, qui sera tout l’enjeu du projet décoratif : faire exister le vide comme une présence, sujet principal de l’oeuvre qui lui sert d’écrin. Fort de cette découverte, depuis la série des muraux de la Danse, jusqu’à la Chapelle de Vence, Matisse va mettre en chantier une série de recherches, qui seront l’occasion d’expérimenter ces rapprochements entre peinture et architecture.

Or, ce sont précisément ces expérimentations, qui permettront à Matisse de définir les caractères de la ligne décorative, que l’on repère aujourd’hui dans les propositions de J. Jouannais.
La logique décorative se fonde sur un ou plusieurs schèmes, qu’elle répète dans une alternance régulière, que l’on peut apparenter à une partition musicale sérielle. Cette logique, poussée dans ses ultimes retranchements, se retrouve dans les propositions de J. Jouannais, qui entremêlent des variations de schèmes, comme si elles tricotaient un écheveau de lignes décoratives multiples. De plus, la ligne décorative va et vient sans cesse entre les deux états de la ligne que sont le schème frontal du décors, et le dessin de la figure. Or, dans le travail de J. Jouannais, un tour de force singulier lui permet de traiter la ligne, tant par la projection spatiale des volumes, que par le traitement pictural des aplats en suspension, des recto-verso des papiers suspendus, ou par les tranches et lignes d’ombres des pièces émaillées. Si bien qu’elle parvient toujours à bâtir une combinatoire entre les deux états de la lignes décorative et de la ligne traçante. Puis enfin, caractéristique majeur du projet décoratif, il s’agit toujours de générer le vide spatial, de le diffuser, de l’activer, en le cernant d’un tracé qui fonctionne comme un maquillage révélateur. Ce faisant, la ligne décorative produit un phénomène d’enveloppement du spectateur-visiteur de l’oeuvre, qui se trouve comme immergé dans un espace imaginaire. C’est à nouveau, ici, une des grandes forces que nous avons déjà souligné de l’oeuvre de J. Jouannais, que de pouvoir embarquer le regard du spectateur dans une chorégraphie volumétrique, spiralée, dégagée des limites de la gravité, et de l’organisation axiale.

Cette même capacité à générer un centre imaginaire au cœur d’un cerne qui en intensifie la frontière était justement apparu à Matisse, alors qu’il travaillait au projet de la Dansede Moscou. Il raconte : « Lorsqu’il m’a fallu composer une Danse pour Moscou, j’ai simplement été au Moulin de la Galette le dimanche après-midi. Et j’ai regardé danser la Farandole qu’il y avait souvent en fin de séance. Cette Farandole était très gaie. Les danseurs se tiennent par la main, courent à travers la salle, entortillent les gens qui sont un peu égarés. » C’est à la faveur de l’énergie spécifique de la danse, de l’énergie graphique originaire qu’elle développe dans l’espace, que Matisse repère la charge subversive, désobéissante et imprévisible de son ondulation, capable de générer de l’immensité dans la limite. Par cette ligne dansante qui trace l’autour de l’espace pour mieux le désigner, Matisse comprend qu’il peut « donner dans un espace limité, l’idée de l’immensité ». C’est dire si cette ligne orientale, qui travaille le module comme la danse travaille les corps, qui intensifie la danse à la limite de la transe, est porteuse d’une énergétique implosive. Générant un effet d’égarement qui transgresse les frontières et provoque le décentrement, elle s’impose comme étant la ligne de la jouissance même, que les Avants-Gardes ont tellement souhaité placer sous contrôle.

DE L’AÉRIEN À L’ENCLOS

Ce n’est qu’à l’issu d’un premier effet de charme déambulatoire, que l’oeuvre dénude ses tensions, révélant des antinomies tranchées, qu’il importe finalement de pointer comme autant d’articulations noueuses.
L’un des premiers paradoxes de l’oeuvre de J. Jouannais tient dans le commerce qu’elle entretient entre masse et légèreté. Qu’il s’agisse des pièces de papier, sortes de dentelles de peintures éclairant la densité du mur qui les appelle par aimantation contraire, des découpes en suspension qui suggèrent un volume spatial visitable en regard, ou des micro-organismes de céramiques qui oscillent entre excitation des textures et imaginaire de la maquette, la concrétude matérielle et la masse de l’oeuvre sont toujours comme mises en scène, presque chorégraphiées. Je pense par exemple aux effets de rafistolage sur les points de brisures ou de fragilité, qui ne sont jamais dissimulés. Je repère aussi la vivacité de certaines entailles qui auraient fait fausse route et dont les reprises ne sont pas effacées. Ou encore, bien sur, tout le vocabulaire des tendeurs, filins, pinces de soutient, estrade-socles, qui sont là comme un rappel à l’ordre de la matérialité du travail, de sa nécessaire conjugaison à la gravité.

Et pourtant, dans le même élan, des processus d’allégement allant parfois jusqu’à la membrane ou la trame, s’entêtent à contrarier systématiquement les masses, produisant un effet de dématérialisation qui transforme le spectateur en visiteur virtuel. Si bien que, entre chutes et élévations, une tension s’installe, joue des compressions et dilatations, chorégraphie les scansions entre abandons et rigidités, obligeant le visiteur à renégocier sans cesse la trajectoire virtuelle qui dessine son paysage

imaginaire.
Cette ambivalence entre effondrement et envol en appelle une autre, qui serait plutôt de l’ordre d’une conjugaison entre intériorité et extériorité. En poursuivant notre déambulation onirique entre macro et micro, un vocabulaire organique se déploie dans un jeu d’enveloppes ajourées, d’épidermes tramés. Mais tout autant, les arrêtes vives induisent des sortes d’exosquelettes qui auraient été excavés de leur mollesse organique. Du dur au mou, de l’enveloppe à la structure, de la peau à l’os, les pièces de J. Jouannais sont autant d’écorchés ambigus, dont on ne sait plus très bien ce qu’ils mettent à vif ou enveloppent. En effet, os et peau, surface et structure, s’hybrident dans un travail de lamés bifaces, qui permet toujours à l’oeuvre d’exister tant sur son recto que sur son verso. Du dedans au dehors, de la parade au dénuement, à nouveau le regard hésite et voyage en incertitude.
Il y a, dans cette danse en trois dimensions, une énergie qui oblige le regard du visiteur à concevoir pour lui même un monde où, chute et ascension, se conjuguent simultanément à la surface et la profondeur. Les lames flottantes, colorées recto et verso actant la stratégie du pli baroque, point d’articulation entre la dynamique verticale de la gravité et de l’envol, et celle, en épaisseur, du tramage et de l’intimité. Si bien que l’on retrouve dans l’oeuvre de J. Jouannais, quelque chose de la grammaire en façade et monade, telle que Gille Deleuze la repère dans l’esthétique du pli baroque. Là où la façade pose une pure extériorité verticalisée, pouvant aller jusqu’à une surface ajourée de résilles, la monade instaure une pure intériorité enveloppante, d’introspection imaginaire. Alors que le pli, ici la lame biface, est la zone médiane qui active la conjugaison entre monade et façade, il est du même coup l’énergie par laquelle l’infini se conjugue au fini, l’aérien à l’enclos, le décors à l’image.

GRAPHO-CHORE (QUAND LE DECORATIF REVISITE LE MINIMALISME)

A l’origine, il y aurait la danse.
 S’il fallait imaginer le premier matin du monde, alors que rien encore n’aurait été ni élaboré, ni bâti, il y aurait pourtant déjà la danse. Il y aurait l’espace ouvert, la masse corporelle de la conscience de soi, et l’exigence de tracer une porosité entre le dedans de l’un et le dehors de l’autre. Faisant modèles, y aurait la souplesse de l’encolure du cheval qui s’ébroue, les va-et-vient circulaires de l’oiseau qui charme, le déplacement latéral du crabe…