« Savons-nous comment nous situer par rapport au réel et à l’irréel, aux apparences de la vie et à ses formes souterraines, à l’abstrait et au concret, à l‘histoire et au rituel ? Que sont les « faits » aujourd’hui ? Sont-ils concrets, comme les prix et les heures de travail – ou abstraits, comme la violence et la solitude ? Et savons-nous de façon certaine si, au regard du mode de vie du 20°s, les grandes abstractions – la vitesse, le stress, l’espace, la frénésie, l’énergie, la brutalité- ne sont pas plus concrètes, plus à même d’affecter directement nos vies, que les problèmes soi-disant concrets ? » Peter Brook, points de suspension, Points essais, 1992

La première chose qui m’a frappée lorsque je me suis rendue dans l’atelier de Juliette Jouannais, c’est la fertilité de son travail, ou plutôt, la capacité de ses œuvres à proliférer et à jouer de cette prolifération. La démarche est proche de celle de la nature et d’abord par l’analogie de ses formes avec celles du règne végétal. Pour preuve, la commande du portail de Gerland à Lyon, et ses fleurs en acier émaillé accrochées aux grilles qui firent l’objet d’une longue floraison : 4 années de pousse entre 1999 et 2003. Pour cette réalisation, qui représente assurément un tournant dans son travail, l’inspiration vient du parc, mais aussi des jardins ouvriers situés à l’entrée, où les fleurs se mêlent aux légumes. 

A Gerland, on trouve en germe les principes du travail : le végétal, l’espace, la relation au corps, le mouvement …

On y trouve aussi le rapport au temps et à l’espace : bien plus que la nature comme source d’inspiration formelle, il y a une manière de faire nature, entre pousse rapide et lente éclosion. Et puis le souci de la réception, la vision des promeneurs changeant au fur et à mesure de leur déplacement : « c’est une sculpture qui se traverse comme un paysage » dit-elle. 

Dans la continuité, en 2004, les Paravents sont des peintures tridimensionnelles, destinées à être réalisées à l’échelle d’un corps, occupant l’espace comme un claustra et mettant en jeu à la fois le rapport à l’environnement et au spectateur. L’œuvre rappelle ainsi l’acte inaugural : tracer une ligne sur un support, et, en divisant le support, le transformer en espace. Des pièces créant leur propre espace, clairement délimité et distinct de celui, global, de l’architecture. Une fois exposée, le rapport « support découpé-couleur-architecture » fait œuvre ; et s’inscrit dans l’histoire de cette énigme précieuse à l’histoire de l’art : l’insertion de la figure humaine dans un paysage. 

L’artiste Gabriel Orozco le rappelle : « la vraie question est qu’est-ce qu’un espace ? », Aurélie Nemours le confie : « le secret de l’espace est la croix ». Le T : les 2 dimensions, horizontale et verticale, qui renvoient aux deux traditions de l’art : le paysage et la figure. Deux motifs étrangement mêlés dans la série Etoles et pleurs de Juliette Jouannais dont chacune des œuvres atteindra les 200cm de hauteur. 

La troisième dimension sera donc celle qui relie les deux premières à l’expérience du corps : se tenir debout, devant, se déplacer, latéralement, mais aussi avancer, reculer, se tordre le cou pour voir comment c’est derrière. Le mouvement du spectateur déterminera l’espace et l’œuvre. La mise en espace de la peinture est une incursion dans notre monde. Et ce monde est autour de nous, pas seulement devant. 

Cette mise en écho de la peinture avec son espace de réception n’est pas nouvelle mais force est de constater qu’elle fait l’objet aujourd’hui d’une recherche poussée chez les artistes contemporains, comme pour se réapproprier l’histoire de la peinture dans sa relation historique à l‘architecture -que la modernité et l’invention du tableau lui ont presque totalement confisqué- mais désormais libérée de l’assujettissement au bâti, c’est-à-dire, de la posture décorative.

Image mobile tout en demeurant autonome, devant les Aimants et les Méduses (2005-2006) on pensera davantage picturalité que peinture au sens strict : découpe du plan donc exploitation de l’espace, éclatement du support, multiplication des lignes, explosion de la couleur …  Le spectateur est libre de porter son regard où il le souhaite, sollicité par les vigoureux assauts des différents plans entremêlés, de zapper entre ce tissages de formes luxuriantes, fragmentaires, issues du monde végétal, organique, venu caresser le mur d’accroche de leurs ombres portées sans pour autant jamais daigner s’y frotter trop longtemps … ; accentuer cette ambigüité par un verso monochrome qui donnera d’ailleurs naissance ensuite au Dos monochromes (2007). Le dessous passé dessus. 

On convoquera ensemble –et d’un seul trait- Matisse et ses papiers découpées, Annette Messager et ses travaux textiles, la grande peinture et les ouvrages de dames, non sans humour, mélangés. La surface comme problématique commune au travail du tissu et de la peinture devient ainsi peau par le biais des superpositions, orifices, découpes, coulures qui aménagent ainsi recoins, obscurités, arrière-plans …

Les carnets découpés réalisés sur plusieurs années, ont permis ce jeu de variations infinies « comme des suites musicales » dit Juliette Jouannais, et le fantasme d’une peinture qui n’en finirait jamais … initiant un rapport plus intime et ludique permis par les dimensions modestes des pages du livre telle une suite de mouchoirs brodés.

Mais il me semble qu’une autre dimension existe dans ce travail, c’est celle du mouvement. Nous avons parlé de celui du spectateur, il y a également le mouvement insinué par l’œuvre elle-même, que j’assimilerais volontiers, particulièrement dans les Paravents et les Dos monochromes, à celui du danseur. J’ai envie de les rapprocher de la théorie du « Fall and recovery » de la danseuse Doris Humphrey. Aussi, peut-être, à titre d’anticipation, après que Juliette m’ait confiée quelques-unes de ses notes sur l’orientation prochaine de sa démarche.

« Le mouvement se situe sur un arc tendu entre deux morts » écrit Doris Humphrey. Les deux morts en question désignent métaphoriquement les positions d’immobilité verticale et horizontale (où l’on retrouve le T cher à Aurélie Nemours et les motifs tutélaires de la figure et du paysage)

Entre la chute et le redressement, le vide et le quelque chose, le trou et le plein, la détente et la contraction : tomber et se ressaisir, expirer et inspirer. Et comment la lutte contre la pesanteur constitue l’essence même du flux, de la circulation de l’énergie. Je vois chaque partie des Méduses ou des Aimants comme plusieurs séquences chorégraphiées se déroulant simultanément.

Ce qui caractérise le travail de Juliette Jouannais selon moi ce serait, je l’ai dit au début, la fécondité, et par extension, un intérêt pour les notions de croissance et de devenir. Percer le secret de la structure de la nature c’est peut-être la tentative de son travail de céramiques, entre volume solide et charge émotionnelle, répétition formelle et changement aléatoire. 

Peut-être partage t-elle avec quelqu’un comme Anne Teresa de Keersmaeker la fascination pour la formation des récifs coralliens, la coquille d’un mollusque, la ramification de l’arbre, la structure insaisissable du feu et des flammes et bien sûr la spirale … travaillant en céramique des formes très étroitement liées à celles de la nature mais qui restent néanmoins totalement artificielles. 

Lorsque je parlais d’une analogie très forte avec le travail de la nature, bien plus qu’une inspiration du monde végétal, une manière de faire nature, c’était pour montrer comment Juliette Jouannais créait finalement un écosystème, avec plein de choses dedans, des lourdes et des légères, des grandes et des petites, des grosses et des fines, des transparentes et des opaques, sans relations les unes avec les autres, mais chacune ayant cependant une influence sur les autres.

Delphine Maurant, 

Paris, mai 2008