LA CONTRE-FORME MINIMALE

Embrasser le territoire artistique de la jonction des XXème et XXIème siècles comme tente de le faire le travail de J. Jouannais, oblige nécessairement à dialoguer avec le vocabulaire des Avants-Gardes qui en ont bâti l’horizon.
Fonctionnant comme la contre-forme du parfum utopiste qui a enveloppé les deux guerres, la fin du XXème siècle voit émerger des postures politiques, économiques et artistiques qui résistent à la foi messianique dans les progrès de l’humanité, travaillant plutôt à dresser la muraille du désenchantement. Sur un mode souvent mélancolique, émergent des approches épurées de toute psychologie des profondeurs, de toute séduction spirituelle ou mystique. Un temps qui donnera naissance à des pratiques strictement matérialistes et individualisées, valorisant les procédures techniques et les enjeux conceptuels purs. Figures phares, de ces positionnements artistiques, les artistes minimalistes synthétisent ce mouvement d’inscription dans la concrétude des matériaux et des protocoles de production. On comprend facilement qu’une telle mise à distance des effets de charme et d’incertitude ait, dans un premier temps, porté les artistes minimalistes à s’éloigner des découvertes de Matisse relatives aux questions décoratives. Plus que jamais, tendue entre artifice inutile, et puissance hypnotique capable de générer un vide actif aux limites de la transe optique, le décoratif -fut-il celui, trans-baroque, construit par un Matisse-, a été dans un premier temps tenu en respect.

Dans le même esprit de radicalisme, faisant retour sur une posture dadaïste qui attaque l’oeuvre- objet, les minimalistes entendent déconstruire la définition idéaliste et atemporelle de l’art qui, même quand elle s’envisage comme critique de la société consumériste, finit toujours par générer des objets d’art à vendre. Leur critique s’articule à l’idée classique selon laquelle l’oeuvre serait toujours une entité qui conjugue un dehors visible et une intériorité psychologique ou sacrée, mystérieuse et attractive. Tout leur projet consistera à systématique ouvrir l’oeuvre, afin d’en destituer l’illusion d’intériorité, pour ne plus l’envisager qu’à partir de ses procédures extériorisées strictement formelles.

A l’origine du retournement qui va opérer un rapprochement imprévu entre l’austérité minimaliste et le décoratif revisité, nous pouvons instaurer un constat : quand les minimalistes entrent en scène, c’est pour se poser, dans le champs du volume ou de l’architecture, des questions proches de celles mises en place par Matisse. A partir des figures motrices de la Colonne sans fin de Brancusi, ou du Grand Verre de Duchamp, il s’agit d’inventer une sortie de l’impasse héritée de la sculpture classique, qui affirme une hiérarchie entre le socle et la figure, ou le bâti et le vide déambulatoire. La dévalorisation du socle ou du vide spatial rejouant, dans ce cadre, les questions de Matisse autour de la dévalorisation du décors… Les recherches minimalistes vont souvent parier sur une hybridation égalitaire du socle et de la figure, passant soit par l’inscription in situ dans le contexte architectural d’exposition ou dans le paysage, soit par la mise en évidence d’une homogénéité des protocoles de production entre figures et socles, soient encore par une mise en scène des matériaux uniformes ou disjoints de l’un et de l’autre. Mais, dans tous les cas, il sera toujours question de faire exploser la référence obligée à l’objet-chef d’oeuvre, qu’il soit figure, ready made, pop, recyclé ou bricolé. Nous retrouvons ici la part implicite de l’approche volumétrique de J. Jouannais, telle qu’elle apparaît immédiatement, dès la première rencontre, qui pose fermement une lutte tendue contre la constitution du volume en objet. Qu’il s’agisse des masses, des lignes ou des couleurs, qu’il s’agisse des effets de gravité ou de suspension, qu’il s’agisse de l’articulation des vides et des pleins, toute l’énergie profonde des œuvres de J. Jouannais interdit au visiteur-spectateur la reconnaissance de l’objet. Aucun usage, ni aucune figure, ni aucune mémoire n’y sont jamais repérables. Reste à comprendre, précisément, ce que ces volumes parviennent pourtant à capturer, sur le mode d’une cristallisation inédite…

En replaçant ces projets en regard du décryptage enmonadefaçade de l’oeuvre par Deleuze, nous retrouvons le point d’ancrage qui permet à J. Jouannais de construire un grand écart entre Matisse et et le minimalisme. Plus encore, c’est à ses côtés que je lis dans l’insistance sur les protocoles de production d’un Sol Lewitt, par exemple, un travail d’encadrement de la part vacante du site architectural, qui vient maquiller d’une ligne contrôlée la charge d’insaisissable du volume spatial. Les pièces de feutre molles de R. Morris s’apparentent tout autant à une tension vers la façade décorative, dont la seule surface texturée cherche à se soutenir, privée de son armature interne. Les installations précaires des plaques d’acier de R. Serra, soulignant elles-aussi toujours la zone informelle de l’espace, disent pourtant très haut, tant leur mémoire industrielle du matériau, que la mise en crise par la précarité des équilibres de toute dimension d’éternité et d’intemporalité.

En effet, tout se passe comme si, au fil des expérimentations, l’enjeu de l’oeuvre minimale en venait finalement à se constituer en un pur art de façade, qui aurait absorbé la monade au point de la dissoudre dans le matériau et le protocole de production. Pures extériorités, feuilles de feutre, plaques d’acier, carreaux de cuivre, posent l’ambiguité d’une membrane qui ramène le plià un strict dépli, expansion de la texture-façade, manifestation de l’extériorité de la surface. Qu’il s’agisse de D. Judd, de C. André, de R. Serra ou de R. Morris, toutes les propositions semblent chercher à étirer les œuvres vers leurs dehors, comme s’il était question de les retourner comme des gants.
Comme en témoigne la fameuse liste-manifeste de R. Serra, l’inventaire des formes de la sculpture est finalement rabattue sur les seuls modes opératoires : « Rouler, plisser, plier, courber, raccourcir, tordre, tacheter, ébarber, déchirer, fendre, couper, sectionner, lâcher, attraper… ». Autant de verbes qui fondent l’oeuvre en pure procédures, c’est-à-dire pure extériorité, pure implantation concrète… bref, pure façade. Semblable à une danse, le protocole de production se résume en une variation de passes, de figures gestuelles qui rejouent la chorégraphie des origines en une Grapho-Choreinscrite dans la masse matérielle. On peut reconnaitre dans l’oeuvre de J. Jouannais la métamorphose de ces expérimentations, qui avaient donné naissance à une scène sculpturales monumentale, radicale, parfois poussée vers l’extériorité jusqu’à une collision complète avec le paysage. Mais ici, s’appropriant ouvertement le filtre d’un décoratif revisité, les procédures de production mutent, générant un univers à échelle humaine, qui provient d’une projection du corps dans la masse, et de son retour par l’imaginaire du visiteur-spectateur.