Le geste dans la couleur, Juliette Jouannais et Dominique Liquois
« Personne n’y marcherait comme sur terre étrangère ». Cette citation de Plotin par Yves Bonnefoy dans L’Arrière-paysm’est revenue dans la Collégiale Sainte-Croix. Vagabonde dans « O’ en couleur », j’y rencontrais toutes les époques. En tant qu’écrin d’une exposition, la Collégiale s’offre autant qu’elle s’impose. Son histoire est dense : construite à la toute fin du XIesiècle, de style poitevin d’influence bourguignonne, dotée de peintures murales redécouvertes, traces romanes, théâtre de l’affaire des « possédées de Loudun » et du procès d’Urbain Grandier, désaffectée à la Révolution, devenue halle à grains au XIXe siècle, brûlée, écroulée, dotée d’une charpente métallique de type Eiffel, classée au milieu du XXesiècle et finalement centre multiculturel[1].
Juliette Jouannais et Dominique Liquois s’accordent dans ce lieu atypique aux dimensions et à la charge mémorielle colossales. Toutes deux se moquent des catégories. La peinture se fait volume et vice-versa, nul besoin de trancher. Pour cette exposition commune, l’accord est aisé à trouver, il est multiple, chromatique, formel et spatial dans un édifice roman. Son ampleur impose ce qui pourrait ressembler à un adage pour les artistes : tout à la fois contrainte et liberté. En effet, pour chacune, les formes s’échappent, en dépit d’une structure qui semble les maintenir. Espace, couleur, architecture, sculpture, elles dialoguent avec l’édifice tout en réintroduisant ce qui a en partie disparu – la couleur.
La monumentale nef, à l’origine fractionnée, se livre désormais d’un seul tenant. Juliette Jouannais a créé pour ce lieu un ensemble de pièces. Elle tire profit de l’envolée à laquelle il appelle et les présente en apesanteur. Elle emploie un matériau aux contraintes très fortes, le pvc, qui lui permet de transposer son travail avec le papier. Elle a conçu plusieurs sculptures pensées en duo. Chaque couleur d’une face entre en interaction avec le blanc de l’autre face. Tandis qu’elle laissait le dessin apparent dans ses précédentes sculptures, elle souligne le contraste en laissant le blanc propre. Le dessin est ainsi concentré dans la découpe et non plus dans les traces. La mise en tension étant un fondement de la sculpture pour elle, elle met en place son installation dans la hauteur, du sol au plus près de la voute métallique.
Elle part, entre autres, de formes végétales simplifiées, transposées, ici tout particulièrement florales, mais la tension qui nait du geste, de la rencontre entre lignes acérées et lignes courbes, éloigne cette origine. On pense à Matisse lorsqu’il parle des formes végétales pour les vitraux de la chapelle de Vence, précisant : « Quoique ces formes ne soient souvent pas plus végétales ou animales que purement abstraites[2]. » Les papiers découpés ne sont pas loin, Juliette Jouannais parle avec enthousiasme de la couleur découpée, « un hommage à Matisse[3]. »Avec Rose, Jaune, Verte, Noire, une gamme de couleur matissienne, elle pousse très loin ce principe de geste dans la couleur, de sculpture de couleur, la suspension donnant sa forme à chaque pièce, avec une impression de légèreté.Comme des prolongements terrestres de l’ensemble de la nef, Blanche, présentée en 2013 à la galerie Julio González à Arcueil, Nuage, Jaune,prennent place dans les transepts et dans le chœur, de même que les deux grandes frises verticales bifaces dont l’ombre portée colore potentiellement le mur.
[1]Voir Sylvette Noyelle, Sylviane Rohaut, Histoire des rues de Loudun, Société historique du pays de Loudunois, 2005, p. 95-116.
[2]M.A. Couturier, H. Matisse, L.-B. Rayssiguier, La Chapelle de Vence. Journal d’une création, textes rassemblés par M. Billot, Paris-Genève-Houston, Cerf-Skira-Menil Foundation, 1993, p. 141.
[3]Entretien de l’auteure avec Juliette Jouannais, 27 avril 2015. Il était question de l’exposition « Matisse. La couleur découpée » en 2013 au Musée Matisse du Cateau-Cambrésis. Parmi ses influences, Juliette Jounnais cite les feutres découpés de Robert Morris ou encore les mobiles de Calder.