LA PERTINENCE DÉCORATIVE

C’est par ce retour du pli baroque qui articule façade et monade, frontalité et imaginaire, que la question du décoratif fait retour dans l’oeuvre de J. Jouannais. Car, l’autre évidence qui s’impose à l’approche de ce travail, est la prise en charge déterminée de l’enjeu décoratif. Lignes courbes, stratégies modulaires, arabesques en suspension, et couleurs fraiches posent un charme qui ne fait pas le détour de sa séduction.

Pourtant, la familiarité du XX ème siècle avec l’esthétique des Avants Gardes Construites a laissé une approche dégradée du principe décoratif, avec laquelle le travail de J. Jouannais n’hésite pas à entrer en confrontation. Le plus souvent apparenté à l’anecdote inutile qui rabat l’oeuvre à un statut de divertissement bourgeois, non universel et futile, le décoratif dépossèderait l’oeuvre de sa dimension conceptuelle, dynamique et subversive. Le décoratif a longtemps été envisagé du côté du féminin et du maquillage de surface, comme porteur d’une séduction mensongère, voire d’illusions toxiques. Il faudra attendre le positionnement ouvertement latéral de Matisse, pour voir émerger un autre regard sur les enjeux du décoratif, ici revisité par les propositions de J. Jouannais.

Quand Matisse entre sur la scène de l’art, c’est pour mettre en crise, aux côtés de Picasso, l’héritage classique du tableau qui pose une hiérarchie entre le fond du décors, et la figure narrative. Le décors est du côté du frontal, de la surface, de l’anecdote ou du contexte… c’est à dire du côté de la façade. Dans le même esprit, la figure est du registre du sujet, du profond, du secret essentiel, autant dire de la monade. Il importe alors de revivifier le tableau classique sclérosé, en envisageant une stratégie qui, à l’instar du pli baroque, recomposerait des liens d’égalité dynamique entre décors-façade et sujet-monade. La question principale qui se pose est celle d’un va-et-vient énergétique entre fond et forme, qui n’en passe pas nécessairement par un abandon radical de la figure et une bascule dans la seule abstraction, vécue par Matisse comme le point limite des Avant-Gardes.

C’est à l’occasion d’un voyage au Maroc que Matisse découvre l’arabesque, fondement esthétique essentiel de l’articulation entre visible et invisible dans l’Art Oriental. Matisse prend immédiatement la mesure de la complicité entre le volume architectural et l’arabesque décorative. Posant sa capacité à fusionner décors et figure, l’arabesque orientale fait littéralement voler en éclats les antagonismes modernes de l’abstrait et du figuratif. La ligne orientale, longtemps tenue à distance, va ainsi faire retour sur la scène de l’Art Occidental par les tramages de nappes, papiers peints, modèles

sculpturaux posant à l’atelier, ou paysages remontant frontalement dans les cadres de fenêtres de Matisse. Allant et venant sans interruption du fond du décors aux sujets de premier plan, elle diffuse une complicité entre les strates du tableau, instituant celui-ci dans une frontalité massivement décorative. Se faisant, la ligne orientale fait remonter le tableau sur le mur, avec lequel il compose une dialectique spatiale. Mur et tableau ainsi noués l’un à l’autre, projettent dans l’espace vide architectural qu’ils encadrent une vitalité inédite, qui sera tout l’enjeu du projet décoratif : faire exister le vide comme une présence, sujet principal de l’oeuvre qui lui sert d’écrin. Fort de cette découverte, depuis la série des muraux de la Danse, jusqu’à la Chapelle de Vence, Matisse va mettre en chantier une série de recherches, qui seront l’occasion d’expérimenter ces rapprochements entre peinture et architecture.

Or, ce sont précisément ces expérimentations, qui permettront à Matisse de définir les caractères de la ligne décorative, que l’on repère aujourd’hui dans les propositions de J. Jouannais.
La logique décorative se fonde sur un ou plusieurs schèmes, qu’elle répète dans une alternance régulière, que l’on peut apparenter à une partition musicale sérielle. Cette logique, poussée dans ses ultimes retranchements, se retrouve dans les propositions de J. Jouannais, qui entremêlent des variations de schèmes, comme si elles tricotaient un écheveau de lignes décoratives multiples. De plus, la ligne décorative va et vient sans cesse entre les deux états de la ligne que sont le schème frontal du décors, et le dessin de la figure. Or, dans le travail de J. Jouannais, un tour de force singulier lui permet de traiter la ligne, tant par la projection spatiale des volumes, que par le traitement pictural des aplats en suspension, des recto-verso des papiers suspendus, ou par les tranches et lignes d’ombres des pièces émaillées. Si bien qu’elle parvient toujours à bâtir une combinatoire entre les deux états de la lignes décorative et de la ligne traçante. Puis enfin, caractéristique majeur du projet décoratif, il s’agit toujours de générer le vide spatial, de le diffuser, de l’activer, en le cernant d’un tracé qui fonctionne comme un maquillage révélateur. Ce faisant, la ligne décorative produit un phénomène d’enveloppement du spectateur-visiteur de l’oeuvre, qui se trouve comme immergé dans un espace imaginaire. C’est à nouveau, ici, une des grandes forces que nous avons déjà souligné de l’oeuvre de J. Jouannais, que de pouvoir embarquer le regard du spectateur dans une chorégraphie volumétrique, spiralée, dégagée des limites de la gravité, et de l’organisation axiale.

Cette même capacité à générer un centre imaginaire au cœur d’un cerne qui en intensifie la frontière était justement apparu à Matisse, alors qu’il travaillait au projet de la Dansede Moscou. Il raconte : « Lorsqu’il m’a fallu composer une Danse pour Moscou, j’ai simplement été au Moulin de la Galette le dimanche après-midi. Et j’ai regardé danser la Farandole qu’il y avait souvent en fin de séance. Cette Farandole était très gaie. Les danseurs se tiennent par la main, courent à travers la salle, entortillent les gens qui sont un peu égarés. » C’est à la faveur de l’énergie spécifique de la danse, de l’énergie graphique originaire qu’elle développe dans l’espace, que Matisse repère la charge subversive, désobéissante et imprévisible de son ondulation, capable de générer de l’immensité dans la limite. Par cette ligne dansante qui trace l’autour de l’espace pour mieux le désigner, Matisse comprend qu’il peut « donner dans un espace limité, l’idée de l’immensité ». C’est dire si cette ligne orientale, qui travaille le module comme la danse travaille les corps, qui intensifie la danse à la limite de la transe, est porteuse d’une énergétique implosive. Générant un effet d’égarement qui transgresse les frontières et provoque le décentrement, elle s’impose comme étant la ligne de la jouissance même, que les Avants-Gardes ont tellement souhaité placer sous contrôle.